La première impression, en arrivant à Barjac, c’est l’éclat de la lumière. Elle brûle la pierre, blanchit le ciel, aplatit le paysage. Rien ne laisse deviner que, derrière les murs modestes d’une ancienne filature de soie, s’étend un monde souterrain de tunnels, de tours, de serres et de champs figés. La Ribaute, le vaste domaine qu’Anselm Kiefer a transformé au fil des années, est tout sauf un atelier endormi… c’est un organisme vivant. On n’y pénètre pas, on s’y élève pour mieux s’y enterrer. Ce passage, de la lumière du Gard à la pénombre du sous-sol, marque le seuil d’une autre expérience – celle d’un rapport au monde où la matière et la pensée ne font plus qu’un.
Dans la cour, le vent soulève la poussière autour de plusieurs figures de femmes (Frauen der Antike)… sans corps ni visages. Elles semblent tenir en équilibre, à la fois dressées et effondrées dans leurs robes blanches, sous le poids des briques, du métal et du temps qui passe. Fondatrices et spectrales, elles veillent sur le lieu avec la gravité des mythes. Rien d’accueillant, rien d’hostile… juste une présence. Dès l’entrée, Kiefer installe ainsi la tension qui traversera tout le parcours… entre ruine et renaissance, entre mémoire et devenir. Car il n’a pas effacé la mémoire du lieu… il l’a prolongée. De la trame de soie au maillage du terrain, c’est la même logique du lien, la même philosophie de la continuité qui se perpétue : un fil d’Ariane tendu à travers un labyrinthe existentiel.
La monumentalité, ici, ne tient pas à la taille des œuvres, mais à la durée qu’elles imposent. Voir, c’est attendre que la matière réponde. L’artiste ne construit pas, il laisse apparaître… surgir. Il ne gomme jamais la fonction première du lieu… le travail, la répétition, la matière en mouvement. L’art prolonge ce geste. Il transforme sans effacer. La matière résiste, se métamorphose, dialogue. L’expérience de La Ribaute n’est pas visuelle au sens traditionnel… elle est physique, perceptive, presque respiratoire.
La lumière, en entrant, s’épaissit. Elle n’éclaire plus, elle se dépose. Les premières salles sont sombres, mais la pénombre ne nie pas le visible… elle le révèle autrement. On avance lentement, les yeux ajustés, le corps attentif. On ne regarde plus… on touche du regard. Le visible a une densité, une texture. Ici, la marche devient une lecture, mais une lecture sans texte… où chaque pas fait apparaître un mot enfoui. Merleau-Ponty écrivait que la vision est une manière d’habiter le monde… ici, cette idée devient concrète. La perception devient présence. Le spectateur n’est plus face à l’œuvre… il en fait partie, il l’arpente, la traverse. On comprend alors que la matière, ici, ne se contente pas d’être traversée… elle pense à notre place.
La descente mène à un amphithéâtre monumental, moulé dans le béton à partir de containers. L’espace s’ouvre soudain, presque tellurique, comme un cratère creusé par la mémoire. Au centre repose une épave : un porte-avions en plomb, couché sur le flanc. La lumière glisse sur sa peau terne comme sur une eau calme. Sa masse paraît immobile, mais la surface fissurée capte, par endroits, des éclats de clarté, comme si le métal gardait la trace d’une combustion ancienne. Le son s’y étouffe, la respiration s’amplifie. L’espace agit sur le corps, modifie la posture, ralentit la marche. On prend conscience de soi. Cet amphithéâtre sans spectacle est une architecture de la perception… une scène où se joue le regard lui-même. Ce que Kiefer met en jeu, ce n’est pas seulement la mémoire du monde, mais la possibilité même d’en percevoir la rémanence. L’œuvre devient une expérience de métamorphose perceptive.
Autour, des sculptures de fer, de verre et de cendre s’accrochent aux rambardes, comme des débris suspendus après la tempête. On y retrouve ces femmes de l’Antiquité, comme si elles pouvaient se déplacer, nous suivre… silhouettes oscillant entre équilibre et chute. L’ensemble a la beauté d’un chantier interrompu, d’une construction en suspens dans le temps… Steigend, steigend, sinke nieder. Rien n’est fini, rien n’est abandonné. Le plomb du porte-avions prolonge celui des livres… métal de Saturne, matière du poids et de la mémoire. Il devient surface de projection… on y lit la lenteur du monde, la gravité d’un regard qui ne cherche pas la forme, mais la durée. On ne sait plus ce que l’on contemple… une épave, un fragment d’univers, un vestige, un commencement. Ce porte-avions, naufrage pétrifié au cœur du béton, paraît flotter dans un océan inversé… Il concentre tout le mouvement du lieu… la descente vers les profondeurs et, en même temps, la remontée obstinée vers la lumière.
Un peu plus loin, un hangar baigné d’une lumière grise déploie de vastes toiles où les mots s’inscrivent dans la matière et deviennent poésie ; des fragments de Paul Celan apparaissent comme des extraits sublimes… des pages érigées comme des monuments. Kiefer ne peint pas d’après Celan… il peint avec lui, dans la même lutte entre langage et silence. Les mots s’enfouissent dans la peinture, se mêlent à la paille, au sable, au feu. La poésie devient pigment, la phrase devient texture. Celan est le poète du résidu et Kiefer en prolonge la tentative… faire tenir le monde dans un mot, et le mot dans la matière. Le langage ne se lit plus… il exhale.
À la spirale d’or Das Geheimnis der Farne répond une spirale de fer noirci qui s’élève vers le plafond, haute de neuf mètres. Inspirée du Valhalla nordique, elle relie symboliquement la terre et le ciel. Le métal tordu, presque brûlé, n’exalte pas l’ascension… il en montre la lutte. Des habits maculés pendent comme des dépouilles, évoquant les Walkyries, messagères de la mort. La verticalité devient tension… chute et élévation à la fois. Kiefer n’illustre pas le mythe, il l’incarne.
Le chemin se poursuit sous terre, dans un tunnel étroit. Les murs transpirent, le sol retient l’humidité. Des puits de lumière percent la voûte, laissant descendre la clarté depuis les bâtiments supérieurs. À travers ces ouvertures, on aperçoit des plaques de verre gravées de coordonnées d’étoiles, parfois brisées… fragments d’astres tombés du ciel. Plus loin, des vases de terre cuite incarnent les Sephiroth kabbalistiques… récipients de lumière divine brisés qui ont répandu les étincelles du monde. Kiefer en reprend le geste… il montre la lumière dans la faille. Rien n’est restauré, tout est assumé. L’œuvre n’est pas réparation, mais lucidité : reconnaître la beauté dans la rupture, voire dans la blessure. En creusant le sol, il creuse notre regard… La Ribaute n’est pas un site, c’est un dispositif de vision.
La frontière entre le haut et le bas s’efface. Le tunnel devient axe cosmique. La lumière y tombe avec lenteur, comme si elle cherchait un lieu où se poser. Au détour du labyrinthe, une crypte. L’air y est froid, immobile, presque lourd. C’est le cœur secret de La Ribaute, la rubedo finale où la lumière renaît du noir.
Une chauve-souris traverse soudain le tunnel, frôle un mur, disparaît. Minuscule, mais essentielle. C’est le vivant au cœur de la ruine, la vibration au milieu du silence. Elle incarne ce que Kiefer fait ressentir..; l’œuvre n’est pas fermée, le monde n’est pas figé, il tremble comme la terre ocre. Plus loin, une enfilade de lits de plomb, creusés et remplis d’eau stagnante. Kiefer les a consacrés aux femmes de la Révolution, figures effacées de l’histoire. Leurs noms dorment dans le métal, scellés dans une matière que le temps ne peut consumer. Le plomb devient matrice de mémoire, empreinte du corps… l’eau, souffle du vivant. Elle frissonne, reflète, garde trace du ciel. Ces lits sont à la fois cercueils et berceaux… lieux de passage plus que de fin. Les femmes de la Révolution, couchées dans le plomb, ne reposent pas… elles veillent. Leurs reflets animent la surface de l’eau comme un souffle obstiné… celui d’une histoire qui résiste à l’oubli.
Quand on ressort, la lumière paraît nouvelle. Elle ne vient plus du ciel, mais du sol. L’œil a changé… il sent avant de comprendre. Kiefer ne cherche pas l’image, mais la transformation du regard. Dans un hangar, un champ de blé pousse dans le béton. Doré, immobile, traversé d’un serpent, inspiré du plan Morgenthau qui voulait faire de l’Allemagne une terre agricole après la guerre. Ici, la fécondité devient mémoire… un champ suspendu entre désastre et renouveau. Chaque tige retient la lumière, comme si le végétal et le minéral avaient trouvé un fragile accord.
Dans le hangar voisin, les tournesols apparaissent. Tiges noircies, corolles closes, tournées vers une lumière absente. Leur immobilité s’avère orbitale, comme s’ils tournaient encore dans une rotation invisible. Ces astres végétaux, inspirés de Robert Fludd, relient la terre et le ciel. Les fleurs naissent du corps de l’homme, croissent de ce qui retourne à la poussière. Kiefer inscrit là le mouvement fondamental de son œuvre… la germination du spirituel à partir du charnel, l’aspiration à la lumière depuis la matière. Les tournesols clos ne disent pas la mort, mais la persistance… une photosynthèse spirituelle encore possible, une attente plutôt qu’une extinction.
Un autre hangar abrite les livres de plomb. On les imagine encore tièdes, comme si la fonte n’était pas achevée. Dans leur opacité, le savoir devient expérience. Posés au sol, empilés, soudés, ouverts ou scellés, ils imposent un silence presque violent. Ce ne sont pas des livres à lire, mais à éprouver. Leurs pages, épaisses comme des murs, pourraient contenir l’histoire du monde. Kiefer les traite comme des vanités et des matrices… tombeaux du savoir et promesses de recommencement. Le plomb n’éteint pas la pensée, il la retient à l’état de braise.
L’artiste dialogue encore avec Robert Fludd, pour qui le monde est un livre écrit à la fois par Dieu et par la matière. Chez Kiefer, cette idée devient tangible… le plomb devient page, la poussière écriture, la lumière encre. Les volumes empilés forment des bibliothèques muettes dont le poids interdit la lecture. Le livre ouvert devient vanité… l’impossibilité de clore le sens est au cœur de l’œuvre. Le livre n’est pas aboutissement, mais processus, décomposition et recommencement. La Ribaute tout entière fonctionne sur ce principe… un chantier permanent, une archive en expansion où l’inachèvement devient méthode. Rien n’est jamais fini, car tout appartient au cycle de la vie. Le livre clos est illusion ; seul celui qui se défait peut contenir la vie. Chez Kiefer, la vanité du savoir devient énergie créatrice… l’échec à tout comprendre est la condition de la pensée.
Vient ensuite le hangar des toiles monumentales. Les horizons s’y dissolvent, la terre devient ciel. Tout s’unifie… la vision cosmique et la densité de la matière, la gravité et la lumière. Le regard circule librement entre les deux.
Derrière la colline, les serres filtrent une lumière presque blanche. L’air y est sec, saturé. Les femmes de l’Antiquité y apparaissent encore sous un nouveau jour. Lilith, Sulamite, Isis, Marie… les noms se confondent. Le féminin, chez Kiefer, est force de régénération lente, physique plutôt que mythologique. Dans cette lumière atténuée, les fleurs séchées ont l’air encore vivantes, tendues vers un reste d’air. Tout ici évoque une humanité fragile, mais tenace, oscillant entre péril et opportunité.
Autour, des tours s’élèvent… Die Himmelspaläste. Immenses, vacillantes, faites de livres, de béton, de métal. Certaines penchent, d’autres s’effondrent. Leur équilibre est impossible, mais elles tiennent encore. Ce sont des Babels contemporaines, sans promesse de ciel. Leur verticalité est tentative, non victoire. Elles disent la tension entre aspiration et chute, entre élévation du savoir et poids de la matière. Kiefer construit avec la gravité. Ses tours ne défient pas le monde, elles l’assument, rappelant que toute construction est un effondrement différé.
Le parcours n’a pas de fin. Il se boucle sur lui-même comme un ouroboros. Chaque salle, chaque tunnel, chaque tour rejoue la même dialectique… poids et lumière, ruine et renaissance. Kiefer travaille dans cet entre-deux, celui de l’alchimie… as above, so below. Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. La terre contient déjà le ciel, et le ciel retombe sans cesse dans la matière.
En quittant le site, on repense à la chauve-souris. Elle continue peut-être à tourner dans les galeries, invisible et familière, gardienne du lieu. Son vol résume l’expérience… un mouvement continu entre le visible et l’invisible, entre l’ombre et la lumière. On garde la sensation d’avoir traversé un monde, non un atelier. Elle nous apprend que voir, ce n’est pas posséder, mais partager la durée d’un monde en transformation. Kiefer ne construit pas un monument… il élève une conscience dans la matière – celle que la lumière la plus haute se cherche toujours dans les profondeurs.
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