Le ciel s’ouvre comme une mer. Un bleu profond, lourd, presque liquide, d’où monte une masse… indécise, informe, faite d’écume, de chair et de lumière. Elle semble à la fois tomber et surgir, avaler la clarté et la recracher d’un même élan. Chez Tomáš Jetela, tout commence toujours par un renversement… entre le haut et le bas, l’esprit et la matière, le céleste et l’abîme. De ce désordre naît le mouvement. Le ciel n’est plus distance mais profondeur, un miroir inversé où le divin flotte à la surface du terrestre.
Drink Up Me Hearties Yo Ho (À la vôtre, mes camarades, yo ho) est une invocation, un cri venu du fond du monde, une ivresse de lumière et de substance. Le titre, emprunté au refrain pirate des mers, convoque la fraternité du désordre… ce rire de ceux qui pillent, qui boivent, qui brûlent les frontières du réel pour sentir encore la vie circuler en eux. Dans ce chant de naufrage, une créature s’élève. Un corps recomposé, monumental et convulsif, fait de lambeaux de peau, d’ossements, de drap et de mémoire. Ni ange ni monstre, elle incarne le vertige même de la transformation… un être né de la mer céleste, animé d’une énergie sans loi, étrangère à la raison comme à la gravité. C’est un corps pirate, libre, né du pillage du visible, assemblé de fragments volés au monde.
Autour d’elle, un paysage baroque étend son calme illusoire. Lumière dorée, collines lointaines, rivière tranquille… tout rappelle les compositions de Claude Lorrain ou de Poussin, où la nature incarnait encore l’harmonie du monde. Mais chez Jetela, cet ordre ancien se fissure… une peau fragile tendue sur l’abîme. La lumière n’illumine plus, elle fermente. Le ciel à la Rubens, n’ouvre plus vers le divin… il se retourne, dense et mouvant, prêt à engloutir sa propre beauté. Ce paysage agit comme une mémoire, un décor survivant d’un monde rationnel déjà avalé par la peinture… un palimpseste tranquille où dorment encore les tempêtes de la chair. Jetela renverse la promesse baroque d’élévation… la transcendance s’étiole, la lumière devient matière, la grâce se fait pesanteur.
Au-dessus du tumulte, presque imperceptible, une plume flotte encore sur la mer du chaos… une plume d’écriture, échappée d’une main anonyme. Elle marque l’instant où la parole s’abandonne à la matière, où le discours se transforme en image. L’homme n’écrit plus le monde… c’est le monde qui écrit à travers lui… dans la chair comme dans le désordre. C’est le signe d’un geste interrompu, d’une pensée lâchée en plein vol. La logique, le langage, l’acte d’écrire ont quitté le sol. Point d’équilibre dans la tourmente, la plume devient souffle… la légèreté survivante qui persiste après la dévoration.
Sous cette plume dérivante, la créature s’agite, affamée. Ses mâchoires béantes, ses doigts crispés, ses dents innombrables témoignent d’une faim d’images et de sens. La peinture absorbe tout ce qu’elle touche… mythes, symboles, beauté, raison. L’artiste en fait un principe de création. Comme un corsaire du visible, il aborde les formes anciennes, les dépouille, les détourne, les réassemble. Il pille le répertoire du sacré, du profane, du grotesque et du sublime pour composer son propre butin pictural. Sa palette devient une mer où tout flotte… fragments du passé, ruines du rationnel, éclats du présent.
Et puis, au premier plan, une banane d’un jaune putride… triviale et signifiante à la fois… appliquée comme le cache-oeil d’un pirate borgne. Évidente citation de Comedian de Maurizio Cattelan, elle évoque la marchandisation du geste, la vanité du marché. Mais ici, le fruit change de statut… il devient emblème. Relique absurde, offerte au chaos comme une nature morte contemporaine, il relie les trophées du présent aux vanités anciennes. C’est le butin du pirate, le signe du monde avalé… entre ironie et mélancolie.
Sous la créature, le mot LOGIC apparaît, presque effacé. Tentative vaine de nommer ce qui échappe à toute règle, il flotte comme un reste de raison sur le bord de l’abîme. La logique n’est plus charpente du réel : elle devient épave, dérivant sur la mer de la peinture. La raison s’y dissout comme un navire abandonné à la houle.
Drink Up Me Hearties Yo Ho agit comme une vanité baroque projetée dans le présent. La chair, la plume, le fruit et le mot partagent le même sort : être transformés, réécrits, incorporés. Jetela ne peint pas la fin du monde, mais sa digestion. Tout se métamorphose, tout se contamine, tout recommence inévitablement. Le ciel, l’océan, le corps et la pensée fusionnent dans un même flux vibrant. La peinture respire, se dilate, se défait… un organisme marin, charnel et affamé de tout ce qui l’entoure…
Plus d’infos :
https://www.instagram.com/tomasjetela/
ENGLISH VERSION
Tomas Jetela –Drink Up Me Hearties Yo Ho : an inverted cosmogony
The sky opens like a sea. A deep, heavy, almost liquid blue, from which rises a mass… indeterminate, formless, made of foam, flesh, and light. It seems to both fall and surge forth, swallowing the light and spitting it out in the same movement. In Tomáš Jetela’s work, everything always begins with a reversal… between high and low, spirit and matter, the celestial and the abyss. From this disorder, movement is born. The sky is no longer distance but depth, an inverted mirror where the divine floats on the surface of the earthly.
Drink Up Me Hearties Yo Ho is an invocation, a cry from the depths of the world, an intoxication of light and substance. The title, borrowed from the pirate refrain of the seas, summons the brotherhood of disorder… that laughter of those who plunder, who drink, who burn the boundaries of reality to still feel life flowing within them. In this song of shipwreck, a creature rises. A recomposed body, monumental and convulsive, made of shreds of skin, bones, cloth, and memory. Neither angel nor monster, it embodies the very vertigo of transformation… a being born of the celestial sea, animated by a lawless energy, foreign to reason as well as gravity. It is a pirate body, free, born from the plundering of the visible, assembled from fragments stolen from the world.
Around her, a baroque landscape spreads its illusory calm. Golden light, distant hills, a tranquil river… everything recalls the compositions of Claude Lorrain or Poussin, where nature still embodied the harmony of the world. But in Jetela’s work, this ancient order cracks… a fragile skin stretched over the abyss. The light no longer illuminates, it ferments. The sky like Rubens, no longer opens onto the divine… it turns inward, dense and shifting, ready to engulf its own beauty. This landscape acts as a memory, a surviving backdrop from a rational world already swallowed by painting… a tranquil palimpsest where the storms of the flesh still slumber. Jetela overturns the baroque promise of elevation… transcendence withers, light becomes matter, grace becomes gravity.
Above the tumult, almost imperceptible, a feather still floats on the sea of chaos… a quill, escaped from an anonymous hand. It marks the moment when words surrender to matter, when discourse transforms into image. Man no longer writes the world… it is the world that writes through him… in flesh as in disorder. It is the sign of an interrupted gesture, of a thought released in mid-flight. Logic, language, the act of writing have left the ground. A point of equilibrium in the turmoil, the feather becomes breath… the surviving lightness that persists after devouring.
Beneath this drifting feather, the creature stirs, ravenous. Its gaping jaws, clenched fingers, and countless teeth bear witness to a hunger for images and meaning. The paint absorbs everything it touches: myths, symbols, beauty, reason. The artist makes this a principle of creation. Like a corsair of the visible, he approaches ancient forms, strips them bare, subverts them, and reassembles them. He plunders the repertoire of the sacred, the profane, the grotesque, and the sublime to compose his own pictorial booty. His palette becomes a sea where everything floats: fragments of the past, ruins of the rational, shards of the present.
And then, in the foreground, a banana of a putrid yellow… trivial and significant at the same time… applied like the eye patch of a one-eyed pirate. An obvious reference to the Comedian of Maurizio Cattelan, it evokes the commodification of gesture, the vanity of the market. But here, the fruit changes status… it becomes an emblem. An absurd relic, offered to chaos like a contemporary still life, it connects the trophies of the present to ancient vanities. It is the pirate’s booty, the sign of the world swallowed whole… poised between irony and melancholy.
Beneath the creature, the word LOGIC appears, almost erased. A futile attempt to name that which defies all rules, it floats like a remnant of reason on the edge of the abyss. Logic is no longer the framework of reality: it becomes wreckage, drifting on the sea of painting. Reason dissolves there like a ship abandoned to the swell. Drink Up Me Hearties Yo Ho acts like a baroque vanitas projected into the present. Flesh, feather, fruit, and word share the same fate: to be transformed, rewritten, incorporated. Jetela doesn’t paint the end of the world, but its digestion. Everything metamorphoses, everything contaminates, everything inevitably begins anew. Sky, ocean, body, and thought merge in a single vibrant flow. The painting breathes, expands, dissolves… a marine organism, carnal and hungry for everything around it…
More info :
ABSTRACT MIMESIS 