Dans la galerie RX&SLAG, la lumière ne se contente pas d’éclairer les œuvres… elle les traverse, les émane, les consume. Birth of Light s’ouvre comme une transfiguration de la matière picturale : un passage du sang vers le soleil, du rouge sacrificiel au jaune incandescent. Ce que l’on perçoit d’abord n’est pas une image, mais une intensité… une onde chromatique qui frappe le regard et qui, aussitôt, engage le corps tout entier. Devant ces toiles, on ne voit pas seulement… on ressent, on fléchit légèrement, on s’ajuste, comme si la peinture imposait sa propre gravité. Hermann Nitsch, figure fondatrice de l’actionnisme viennois, a toujours pensé la peinture comme un prolongement du corps, comme le résidu d’un geste qui ne cherche pas à représenter mais à exister. Ici, le corps de l’artiste n’est plus présent, mais tout, dans l’épaisseur de la matière, dans la densité des pigments, conserve la mémoire d’une action viscérale… spectaculaire.

Le spectateur, happé par la force des couleurs, devient à son tour performeur. La perception n’est plus une simple réception… elle devient participation. Le voir est un acte incarné… le corps perçoit le monde parce qu’il en fait partie, parce qu’il s’y inscrit. Chez Nitsch, cette idée se réalise littéralement. Le regard, confronté à la matière épaisse, devient tactile. L’œil palpe, la peau voit, le souffle suit le rythme des coulures. Il y a une continuité organique entre le geste de l’artiste et le mouvement du spectateur… une chaîne d’affects, de forces, de densités. L’œuvre agit comme un champ magnétique où le corps du regardeur trouve sa place et sa mesure.
La peinture, chez Nitsch, a toujours été un théâtre : l’Orgien-Mysterien-Theater qu’il avait conçu dès les années 1960 cherchait à réveiller, à travers le rituel et la violence symbolique, une conscience du sacré enfouie sous les habitudes modernes. Le sang, les cris, les carcasses, les linceuls… tout cela appartenait à une dramaturgie de l’excès. Mais dans Birth of Light, quelque chose s’apaise. La matière reste épaisse, charnelle, mais la couleur s’élève. Le rouge s’ouvre au jaune, et de leur rencontre naît une clarté nouvelle : l’orange, tonalité de passage, de réconciliation. Il ne s’agit plus de sacrifice, mais d’ascension. L’artiste n’abandonne pas la violence ; il la transmute. La peinture devient prière, le geste catharsis. Là où le corps souffrait, il rayonne désormais.

Cette mutation chromatique… du sang vers la lumière… peut se lire comme une métaphore de la trajectoire entière de Nitsch. Son œuvre, longtemps assimilée à l’obscénité, à la transgression, à la souffrance, trouve ici un espace d’apaisement. Mais ce n’est pas un apaisement tiède… c’est celui, rare, qui succède à l’épreuve. Le jaune n’est pas un effacement ; il est un cri qui s’élève, un feu intérieur qui brûle sans détruire. Les toiles dégagent une énergie paradoxale… à la fois solaire et lourde, ouverte et compacte, elles continuent à vibrer, comme si l’action performative demeurait suspendue dans la matière. Dans leur silence, elles retiennent l’écho d’un geste.
Le corps du spectateur se trouve ainsi placé dans un dispositif d’expérience. Il ne peut pas rester simple observateur. C’est une participation silencieuse… le regardeur, en se mouvant, en ajustant sa distance, en respirant devant les toiles, devient co-acteur de la scène picturale. Le voir devient événement et le corps devient espace de résonance. Dans le flux de la couleur, on perçoit la continuité du vivant : l’énergie circule de l’artiste au pigment, du pigment au regard, du regard à la conscience. Cette continuité sensible rappelle les intuitions de Dufrenne : la beauté ne se situe pas dans l’objet, mais dans le moment de présence où sujet et œuvre se rencontrent. Ici, ce moment est dense, presque physique.

Birth of Light rompt avec la logique spectaculaire de la performance pour en préserver la mémoire… celle de l’artiste décédé en 2022. On n’y voit pas d’animaux sacrifiés ni de fluides réels, mais leur équivalent symbolique… la peinture comme chair sublimée. En ce sens, l’exposition accomplit un déplacement essentiel… elle maintient la tension entre la radicalité de l’action et la sérénité de la contemplation. Cette tension est sa force, mais aussi sa limite. Pourtant, c’est dans cet équilibre fragile que réside la puissance du projet : Nitsch ne renie pas la douleur ; il la fait resplendir.
Ainsi, la lumière de Birth of Light n’est pas une simple métaphore spirituelle. Elle est le devenir visible d’un corps en acte… la transmutation d’une expérience physique en expérience perceptive. Devant ces œuvres, on a le sentiment d’assister à une renaissance… non celle de l’artiste, mais celle du regard lui-même. Car si la peinture est trace, le regard est son mouvement continu. Ce que Nitsch nous rappelle c’est que la peinture n’est pas faite pour être vue mais pour être vécue… qu’elle est un espace de chair et de lumière où le corps du spectateur retrouve la mémoire du geste.

En quittant la galerie, on ne garde pas en tête une image précise. On garde la sensation d’une chaleur, d’un souffle, d’une couleur qui continue à vibrer au-dedans. C’est cela, peut-être, la véritable naissance de la lumière… quand la peinture cesse d’être un objet et devient un phénomène, un corps partagé entre celui qui crée et celui qui regarde.
Jusqu’au 15 novembre
Plus d’infos :
https://www.instagram.com/nitschfoundation/